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Pour le fond, ce blog, résolument textuel, aura l'aspect de regards sur une ville aimée et de digressions. Pour la forme, il aura une préférence pour des fragments, ce genre estimé de Roland Barthes ; il ne sera pas sans complicité non plus avec la diversité des figures, des hétéronymes que généra Fernando Pessoa, l'écrivain portugais. Barthes et Pessoa se gardaient ainsi de toute volonté de persuasion.

ENTRE LE FAIRE ET LE RÊVE

Publié le 13 Juin 2016 par Lesnen PetitsBois

Pourquoi continuer non pas d'écrire, mais de publier, de faire connaître des textes, lorsque le dégel de la pensée humaine retenue dans les glaces libère tant de nouvelles phrases et fait monter dangereusement le niveau de l'insignifiance ? Le globe est submergé de pensées philosophiques d'une efficiente technicité, de codes juridiques menacés d'apoplexie, d'ouvrages foisonnant de contes, de récits, de romans, de poèmes dont tous les artifices ont déjà été dévoilés. Des religions aussi renaissantes que les têtes de l'hydre ont publié leurs révélations définitives et contradictoires sur le sens de la vie.
Le mystère de notre aventure n'en reste pas moins impénétrable à qui se cale cinq minutes dans son fauteuil pour réfléchir. Toujours aussi insondable demeure l'arcane de notre destin, au fur et à mesure de l'affrontement de plus en plus violent et nihiliste des castes de notre espèce en croissance numérique. Que les penseurs de haut vol poursuivent leur débat contradictoire et soient payés par leurs universités et leurs éditeurs pour le faire. S'ils n'aiguillonnaient pas notre attention, nous sombrerions dans un fondamentalisme encore plus meurtrier que celui dont nous éprouvons les dégâts. Il n'empêche, ils n'ont rien trouvé de notable. Nous sommes de plus en plus avertis sur le fonctionnement de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, mais nous ne savons rien d'assuré sur le pourquoi et la finalité du voyage dans lequel nous nous sommes éveillés à l'existence. Pour n'avoir cessé de croire officiellement au père Noël qu'à 57 ans, ce n'est pas moi qui reprocherai à mes congénères de s'en remettre à l'une ou l'autre croyance, mais dix mille croyances ne font pas une évidence.
Les utopies servent à dénoncer la folie du monde réel, mais les projections les plus chatoyantes du cinémascope restent des mirages. Venir à bout des contradictions et de la stupidité dans laquelle nous persistons reste à ce jour hors de portée. A présent, la féodalité des seigneurs multinationaux gouverne la terre en contraignant les États à courber l'échine sous leur suzeraineté, sans que personne n'y puisse grand-chose. Une poignée de maîtres de la finance et de l'industrie s'allient pour s’entre-dévorer les uns après les autres et accumulent des richesses en ne concédant qu'un minimum de vivres à leurs esclaves. Tout juste de quoi rester productifs. Pendant ce temps, une minorité de militants, conscients de cette folie existentielle, restent jalousement obnubilés par la plus plus grosse part, indûment déposée dans l'assiette de leur voisin. Ils mènent un combat inversé sur le thème tout aussi stupide que la voracité des crocodiles. Ils ont bombé ces jours-ci sur l'une des planches protégeant une banque de ma ville : "Nous aussi, on veut des parachutes dorés". Ainsi nécessairement programmés sur leurs itinéraires respectifs, les deux classes en lutte n'y sont pour rien … les pauvres ! Enfin une immense majorité de gens ordinaires et peut-être blasés, mais surtout engoncés dans leur quotidien, se contenteraient facilement de quelques améliorations réalistes plutôt que d'attendre le grand soir promis qui n'arrive jamais avant l'heure de refermer les cercueils.
Le vampirisme des privilégiés de l'humanité à l'égard des larges couches résignées accable notre espèce. Mes amis Réjane et Pierre Le Baut ont publié CAMUS AMROUCHE, Des chemins qui s'écartent, Casbah Éditions, Alger, en 2014. J'y ai trouvé la démonstration du rêve de Camus, qui fut longtemps pour moi un modèle. Le prix Nobel de littérature, sans doute fasciné par sa propre ascension à partir du petit peuple, a trop rêvé d'une mise à niveau entre les conquérants occidentaux de l'Algérie et le peuple arabe soumis. Un songe qui s'est révélé progressivement vain. Jean El-Mouhoub Amrouche, que la colonisation avait pourtant comblé, n'a cessé d'oublier ses intérêts personnels et de rester lucide sur l'impossible conversion du colonisateur à établir l'égalité. Il a soutenu jusqu'au bout, contre ses intérêts personnels, l'inévitable combat pour l'indépendance.
Dans le même sens, il vaut la peine de visionner LE PETIT BLANC À LA CAMÉRA ROUGE, un film de Richard Hamon, sur les documentaires tournés par René Vautier en Afrique Noire dans les années 50. Vautier a filmé la vérité concrète de la prétendue "bienfaisante colonisation". Les 17 minutes du documentaire AFRIQUE 50, sauvées de la censure jusqu'en 1990, sont particulièrement éloquentes. La tranche de l'humanité qui dispose du pouvoir sur les faibles reste indécrottable. Elle sait joindre le sabre au goupillon - malgré les protestations de quelques missionnaires lucides rapidement suspectés et neutralisés. L'arme blanche se transforme en machette à exploiter les terres conquises et quelques oboles versées dans l'escarcelle du convertisseur de peuples à la vraie doctrine achètent le silence du prophète, ravi de l'édification d'un nouveau temple en terre païenne.
Notre planète disparaît donc sous un déluge de textes, de propositions, de récits, de bons plans. Nos radios dégoulinantes de verbes, d'informations copiées par dessus l'épaule du voisin, de points de vue qui s'entrecoupent et se chevauchent, semblent aspirer au bastringue infernal, comme si l'ingénieur du son était une espèce complètement disparue. Nos écrans, de plus en plus scotchés à nos basques jusqu'au téléphone portable le plus minuscule, ne donnent pas le tour à des milliards d'images que nous n'avons pas le temps de contempler, à des milliers de séquences écourtées et parfois accélérées pour pouvoir en tasser davantage dans l'instant.
Fernando Pessoa (1888-1935), par l'entremise de son hétéronyme Bernardo Soares semble avoir vécu avec acuité cette dramatique situation. Je considère la vie comme une auberge où je dois séjourner, jusqu'à l'arrivée de la diligence de l'abîme. Je ne sais où elle me conduira, car je ne sais rien. (LE LIVRE DE L'INTRANQUILLITÉ, Bourgois, 1999, 1.p 42) - Il me faut choisir entre deux attitudes détestées - ou bien le rêve, que mon intelligence exècre, ou bien l'action, que ma sensibilité a en horreur ; ou l'action, pour laquelle je ne me sens pas né, ou le rêve, pour lequel personne n'est jamais né. - Il en résulte que je n'en choisis aucun, mais comme, dans certaines circonstances, il me faut bien ou rêver, ou agir, je mélange une chose avec l'autre. (2. p. 42) De façon assez plaisante, Soares s'épanouirait ou au moins apaiserait "son angoisse d'exister" s'il pouvait se rêver comme un major à la retraite, passant ses soirées dans un hôtel provincial en compagnie de quelques clients, "convive attardé qui demeure assis là, sans raison" et sans se préoccuper le moins du monde de ce qu'il aurait pu vivre auparavant (pp. 546-7).

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